J’ai toujours eu de très bonnes bouteilles dans ma cave à vin. Des vins prestigieux, des liqueurs qu’on dit divines, des alcools fins et surtout, surtout, très cher. Alors je n’ai jamais eu à me plaindre d’un manque de ce côté si.
Mais il y a quelque chose que même le plus grand cru des grands crus n’a jamais possédé : la chaleur humaine.
Oh attention, je ne parle pas de sexe. Je parle de partage, d’interaction sociale, de rencontres.
Jasper a beau avoir une conversation très intéressante et Jeanne un débit de parole à toute épreuve, ce n’est pas la même chose de rencontrer des parfaits inconnus dans un bar et partager sa vie et ses problèmes tout en sachant qu’on ne reverra peut-être jamais cette personne.
C’était un partage que j’avais appris à aimer avec le temps. Surtout que plus je vieillissais, plus les gens se confiaient à moi facilement. Un jour un homme m’avait dit que j’avais le visage qu’il imaginait au père Noël. J’aurais pu le prendre mal quand on sait que le père Noël est généralement décrit comme un vieux barbu bedonnant, mais ce fut totalement le contraire.
Tout ça pour nous amener à cette soirée-là.
Jeanne dessinait dans sa chambre et les androïdes jumeaux faisaient leur vie chacun de leurs côtés.
L’envie me prit soudainement d’aller boire un verre dans ce bar de Manhattan que j’avais découvert récemment et qui servait un kirsch absolument fabuleux.
Je prévins Jocaste que je sortais et je pris la route tranquillement vers le bar. Il n’était pas bien loin de chez moi et marcher un peu ne pouvait que me faire du bien.
Les rues étaient désertées si bien que je vis de loin trois hommes en tirer un quatrième dans la rue.
Je me dis d’abord qu’il s’agissait d’un homme trop bourré qui était éjecté du bar mais plus je m’en rapprochais, plus je me rendais compte qu’il s’agissait plutôt d’un passage à tabac.
J’accélérais la cadence et lorsque je fus assez près, j’interpellais l’homme qui était le plus proche de moi.
_ Excuse-moi, s’il te plaît ?
Dès qu’il fut retourné, je lui décochais ma plus belle droite si bien qu’il s'en retrouva au sol.
Les deux autres se retournèrent en même temps vers moi, le regard pleins de haine.
_ Allons messieurs, vous n’allez pas vous en prendre à un vieil homme ?
J’avais le sourire aux lèvres et les mains levés juste en face de moi. Je savais que ça n’allait jamais les calmer. Mais voyez-vous, c’est également un genre de relation humaine que je peux apprécier quand elle est nécessaire.
_ Putain mais qu’est-ce qu’tu fous toi ! On t’a pas demandé ton avis !
_ Je trouvais simplement que les jeux étaient déséquilibrés. Trois contre un ! Enfin ! Messieurs ! Ce n’est pas ce qu’on appelle un combat à la loyale ça.
J’avais réussi à les mettre bien en colère. Parfait, justement ce que je voulais !
Ils foncèrent les deux en même temps sur moi. J’en évitais un de justesse mais le deuxième me frappa à l’estomac.
Ah oui, je n’ai jamais dit que j’excellais dans ce genre de relations humaines ! J’appréciais. Et c’était toujours le cas même après un coup dans le ventre ! Mon sourire ne m’avait pas encore quitté.

On peut dire que ce genre de choses, ça réveille !
Non pas que je n’étais pas déjà bien réveillé mais ça a l’avantage certain de mettre tous vos sens en éveil.
Il faut bien dire que je n’étais plus tout jeune et à 64 ans et malgré l’exercice physique que je m’appliquais régulièrement à faire, je n’étais plus aussi résistant qu’à mes 20 ans !
L’homme qui m’avait frappé était d’ailleurs prêt à recommencer lorsqu’il se fit attraper par sa propre victime.
Pour ma part, je n’eus pas le temps d’observer ce qu’il se passa pour eux car déjà, le troisième larron me fonçait dessus.
Une fois encore, je parvins à l’éviter sans encombre.
J’étais sur le point de provoquer de nouveau l’homme lorsque je vis l’agressé au sol, bien mal en point. Mieux valait s'occuper de lui plutôt que de s'amuser à se taper dessus.
L’agresseur le vis aussi et pris sûrement peur, nous laissant en plan.
Par précaution, je cherchais du regard le troisième, celui que j’avais frappé en premier, mais il n’était plus visible non plus.
Je pus alors m’intéresser à l’homme à terre, lui souriant comme j’en avais l’habitude et m’accroupissant près de lui.
_ Eh bien, ils ne t’on pas ratés ces trois-là !
Il était bien amoché mais rien qu’un bon verre d’alcool et une bonne nuit de sommeil ne puisse réparer, j'en étais certain.
Je me suis donc relevé et lui ai tendu la main, l’aidant à le remettre debout. Je pris sur moi pour l’aider à marcher jusqu’à l’un des confortables fauteuils qui se trouvaient dans le bar, l’installant comme je pouvais.
L’un des serveurs s’approcha, voyant le sale état de mon compagnon de fortune, il demanda s’il pouvait aider.
_ Apporte moi juste un ou deux pansements et deux verres de votre fameux kirsch, tu seras gentil. Je me charge du reste. Oh et du désinfectant ne serait pas une mauvaise idée.
En attendant ma commande, je m'installais sur le fauteuil en face de l'homme pour l'observer quelques instants.
_ Ca n'a pas l'aire d'être ta journée à toi.  

Je ne suis pas particulièrement un homme public. Dans le sens où la population de New York ne me connaît pas de visage aussi bien qu’on peut reconnaître une star ou un homme politique important.
Cependant c’est vrai qu’il m’arrive d’être reconnu.
Oh, ce n’est pas vraiment désagréable d’être reconnu bien que personne n’irait me demander d’autographe, j’ai tout de même le droit à quelques mots, des sourires ou parfois des insultes.
Que voulez-vous, tout le monde ne naît pas privilégié et il s’avère qu’en plus je m’exhorte à le rester. Privilégié j’entends. Je sais que ça a tendance à attiser la jalousie.
Mais il s’avère que j’avais également reconnu mon protégé d’un soir car, voyez-vous, j’ai connu ce cher Adam Jefferson de très près et ce bien avant son entrée dans la musique ou même l’ouverture de son fameux club. J’avais donc suivi de plus ou moins loin sa carrière et je n’avais donc pas raté sa fracassante entrée dans le monde de la musique, accompagné de ce charmant agent. Certes, j’avais eu du mal à le reconnaître aux premiers abords. La barbe, la saleté et le sang ne lui rendaient pas service. Mais je savais qu’il s’agissait bien de l’agent de ce chère Adam.
Pourtant, je devais bien avouer que je n’avais pas pris note de son nom et que je ne m’en souvenais donc pas réellement.
_ T’aider ? Oh, pour moi c’était surtout une bonne raison de se défouler un peu !
Je lui fis un clin d’œil avant de continuer.
_ Mais oui, en effet je suis bien Jacob Wallace. Mais je t’en prie, appelons-nous « tu » ! Le vouvoiement a tendance à plutôt me débecter.
Je ne me départis pas de mon sourire, tout en observant cet homme que j’avais déjà pu voir en meilleure forme.
Il me dit que je pouvais partir mais je n’en avais pas la moindre intention.
_ Partir ! Pas sans avoir bu mon kirsch! Mon cher ami ne compte pas là dessu ! Et puisque je t’ai aidé, je ne compte pas vraiment te laisser sans avoir fini le boulot monsieur l’agent de star ! D’ailleurs, comment t’appelles-tu ?
Le serveur arriva avec ce que je lui avais demandé, resta un instant l’aire de se demander s’il pouvait aider mais je le revoyais d’un geste de la main et d’un sourire rassurant. J’allais m’en occuper.
Je pris une gorgée de kirsch avant de verser du désinfectant sur un coton et de m’approcher de l’homme, contournant la petite table sur laquelle étaient pausés nos verres et le désinfectant.
M’abaissant devant lui, j’étais à présent à sa hauteur, les yeux dans les yeux. Je lui souris de nouveau avant de l’intéresser aux blessures qu’il avait sur le visage, tapotant doucement le contons sur les plaies.
Tout en m’occupant de lui, je commençais à parler distraitement, essayant de glaner quelques informations sur sa situation. Non pas pour jouer dans le voyeurisme, mais pour comprendre comment l’homme que j’avais pu voir en photo ou à la télévision aux côtés de ma star préféré avait fini si bas.
_ Ca ne ressemble pas à un homme tel que toi de te rendre sans te battre comme tu l’a fait ce soir avant que je n’arrives, tout bourré que tu sois. Alors… Problème d’argent ? Peine de cœur ? Souci familial ?

Ah, les affres de la boisson !
Je savais mieux que quiconque qu’abuser de ce petit plaisir pouvait bien facilement faire perdre toute crédibilité !
Et notre agent de star en était parfaitement en courant !
Qu’il était mignon à avouer ça honte ainsi !
Toujours en souriant, je répondis à sa confession.
_ Tu n’as pas à avoir honte Andrew Meyers ! Pas avec moi en tout cas ! En tout cas oui je t’ai reconnu bien sûr, je connais de près Adam Jefferson, je crois que c’est ton protégé n’est-ce pas ? De mon côté, j’ai l’œil sur lui depuis bien avant toi !
Je lui fais un clin d’œil avant l’arrivée de nos boissons.
Boire me fit du bien et me donna le petit coup de fouet suffisant pour m’occuper de notre agent de star.
Je n’étais pas un professionnel pour m’occuper des petites blessures loin de là ! Mais j’avais eu l’occasion dans ma vie de soigner mes propres plaies.
Je passais le coton, le débarrassant du sang et de la saleté. Du coin de l’œil, je voyais ces grands yeux bleus me regarder avec incompréhension et j’appréciais cette situation.
A ma question sur les raisons de sa position, il répondit plus ou moins clairement qu’il ne voulait pas en parler. Très bien ! Je n’allais pas le forcer à quoi que ce soit !
Il me demanda ensuite pourquoi je faisais ça et je dû m’arrêter pour réfléchir, me prenant mon menton entre les doigts.
_ Eh bien… Je suppose que j’ai besoin de me changer les idées, de m’intéresser à autre chose qu’a ma propre histoire.
Je me relève et dépose le coton sur la table et retourne m’assoir.
_ Il se pourrait bien que j’ai fait de grosses bêtises avec ma fille et… entre toi et moi j’ai peur de la perdre.
Je bus une grosse gorgée d’alcool avant de continuer.
_ Enfin, tu n’as peut-être pas envie d’entendre mes histoires n’est-ce pas ? La vie est parfois cruelle et ça, on l’apprends bien assez tôt par nous même !

 Ah, Adam, ce cher Adam.
Penser à lui me fis sourire. Il me manquait. Lui et… lui, si vous voyez ce que je veux dire…
_ Oh je l’ai connu bien jeune, il débutait dans une boite de streaptise que je fréquentais. J’ai été son premier client… rapproché. Pour mon plus grand plaisir.
Je souris sans en dire plus, c’était déjà suffisamment évocateur.
La soirée se poursuivit avec l’arrivée de l’alcool.
Je me surpris moi-même à parler de Jeanne. Elle me manquait. Je m’inquiétais terriblement pour elle et… sa perte me faisait réellement souffrir malgré mes efforts pour garder à peu près la face.
Elle n’est pas encore perdue, rien n'était encore joué mais… La peur restait présente.
Malgré tout, si par le passé je me serais effondré, le temps m’avait aidé à garder à peu près les pieds sur terre, faire face et surtout, boire de l’alcool.
Andrew enchaina sur sa propre histoire, la perte de ces fils.
Mon vieux cœur se pinça douloureusement en pensant à ma propre fille, à cette image de ma meilleure amie de femme hurlant de douleur avec ce petit être froid dans ses bras.
Moi aussi, je compatissais à la douleur d’Andrew.
Il prit son verre et j’en fis de même, buvant tristement jusqu’à ce que le verre soit vide.
Je n’attendis pas longtemps avant d’apostropher un serveur pour qu’il nous serve à nouveau.
J’attendis en silence que le serveur revienne avec de nouveau verre que je pris tout de suite en main.
_ La perte d’un enfant est une des horreurs les plus cruelles de notre monde. Ma fille n’avait même pas un an quand elle est partie. Ma femme en est morte de chagrin. Je ne m’en suis jamais vraiment remis. Alors ne compte pas sur moi pour te dire gentiment « ne t’inquiète pas ça va passer » ou « le deuil est une période difficile mais on s’en remet » se sont des foutaises bonnes qu’a consoler ceux qui le disent et pas ceux qui le vivent.
Je bois à nouveau une grande gorgée avant de regarder le liquide rouge de mon verre tourner sur lui-même.
_ Comment s’appelaient-ils ?