Aujourd’hui est un jour de grande affluence. Je le savais, en général, c’est à cette période que les gens commencent à venir préparer les cadeaux de Noël. Eh oui, déjà.
Je tourne dans tous les sens, le sourire toujours vissé sur les lèvres, j’essaye le mieux possible de répondre aux besoins et interrogations des clients.
Par ici qui veux un grand miroir, par là une ampoule fantaisie, ici qui veux connaître le prix de tels articles… Les gens en sont presque à se bousculer.
Heureusement, le patron avait déjà prévu le coup et tous les employés étaient à leurs postes, plus ou moins prêts et efficaces.
Vers 16h30, ma collègue Katie vient enfin me relever pour une pause.
Je suis content de souffler pendant 10 minutes. De m’asseoir à l’extérieur, malgré le froid. Un autre collègue est déjà en train de finir sa cigarette. Il m’en propose une mais je décline. J’ai réussi à ne pas succomber à la clope pendant 14 ans à la rue, ce n’est pas maintenant que je vais m’y mettre !
Il part peu après me laissant seul. Je profite de l’air pur pour avaler de larges goulées d’air fait.
Quand je reviens au magasin, il y a déjà légèrement moins de monde et ça me soulage. Observant un peu les alentours, je repère une jeune fille à l’air perdue. Je me dirige vers elle quand je vois qu’elle est renversée et semble s'être blessé au doigt.
Faisant un crochet par mon post de vente, je récupère un pansement que j’ai toujours dans mon trousseau de travail et reprends la direction de la jeune fille.
Je l’accoste doucement pour ne pas la faire sursauter.
_ Bonjour… Je vois que vous êtes indécise. Est-ce que je peux vous aider ?
Tout en parlant, je lui tends le pansement, toujours avec le même sourire simple et sincère qui ne me quitte pas.

Je m’inquiète de l’avoir fait sursauter. Ce n’est pas très professionnel de faire peur aux clients, et ce n’est pas non plus très agréable pour eux.
_ Oh pardon, je ne voulais pas vous faire peur…
Je la vois prendre mon pansement et le mettre avec difficultés. Je l’aurais bien aidé mais je redoute trop de la mettre mal à l’aise, elle qui semble déjà pas tout à fait bien dans ces basquettes… Je sens en elle comme un poids qui lui pèse plus que de mesure. Mais que faire en tant que simple vendeur ? Être le plus prévenant possible surtout, c’est la seule solution que j’ai en main, je ne suis pas psy, je ne suis pas son ami, restons professionnel.
Lorsqu’elle a fini de placer sont pansement, je récupère les petits papiers qui restent sur le lit et les mets dans ma poche, histoire de les jeter à la poubelle un peu plus tard.
Alors qu’elle me demande de l’aide je me sens déjà un peu plus utile. J’élargie mon sourire et me lance dans mon discours habituel.
_ Oui, c’est vrai qu’il y a de quoi faire ici ! Je vais avoir besoin d’un ou deux indices tout de même pour vous aiguiller. Quelle sorte de lit cherchez-vous, une place ? Deux places ? Il y a même des lits où on peut certainement mettre plus de 3 personnes ! Mais ça dépend de votre budget aussi. Il y a du bon à tous les prix, mais il peut y avoir encore mieux pour un peu plus cher…
J’essaye de ne pas orienter trop mon discours pour ne pas avoir l’air de juger. Je n’aime pas juger les clients par leur tenue où leur propos, mais j’essaye toujours de pouvoir les décrypter pour savoir qu’est ce qui serait le plus adapté à leurs goûts et leur porte-monnaie sans les mettre mal à l’aise ou les frustrer.

J’attends la réponse de ma cliente avec un sourire aux lèvres, puis l’écoute attentivement.
J’essaye de ne pas faire attention aux émotions que je sens. Enfin, pas trop.
Je sens que la jeune fille est comme… entourée, comme dans une bulle de tristesse paisible. Comme si cette tristesse l’éteignait un peu… Elle a le regard triste. Mais je ne dit rien. Je ne suis pas vraiment censé être un psy !
Je l’écoute me donner ces conditions. Un lit deux places. Voir plus. Elle parle d’un chien et j’élargie mon sourire.
J’aime beaucoup les animaux. Les chats bien sûr, mais les chiens sont des animaux braves et affectueux.
Beaucoup de mes compagnons dans la rue avaient un chien, j’ai toujours eu un bon contact avec eux. Si je n’en ai jamais pris quand j’y étais c’est que je ne voulais pas risquer de faire vivre la faim à une autre créature que moi, alors même que je crevais de faim.
Je ne releve cependant pas la mention du chien à haute voix, commençant mon petit speech explicatif sur les lits.
_ En fait, il y a plusieurs mesures pour les lits doubles. Celui sur lequel vous étiez assise c’est un  140 par 190cm, c'est la taille classique, mais il y a aussi 140 par 200cm ou encore 160 par 200cm et…
Je m’étais concentré sur mon discours et je n’ai donc pas tout de suite vu que la jeune fille ne m’écoutait pas vraiment. Et j’ai fini par me taire en la voyant approcher sa main de mon badge et récupérer un petit poil noir.
_ Ah oui pardon… J’ai un petit chat, c’est pas simple parfois de ne pas avoir des poils partout… Mon petit Lucifer dors partout du moment qu’il y a mon odeur dessus… Alors forcément le gilet du travail c’est le meilleur coin ! Mais je suis désolé, j’espère que vous n’êtes pas allergique ?
J’espère aussi qu’elle n’est pas dérangée par cette sorte de saleté. Bien sûr, Lucifer n’est pas sale, il est même assez propre pour un chat élevé par un humain. Mais un poil est un poil et ce n’est pas vraiment toujours agréable d’en voir partout.

Je souris en entendant ma cliente me dire que mon chat m’aime et qu’il faut que je continue à le laisser dormir sur mes affaires.
_ Oh mais je crois bien qu’il ne me laisserait pas le choix de toute façon.
Je ris légèrement pour souligner mon petit trait d’humour.
Je la laisse me parler de son petit chat noir avec tendresse. Cette jeune fille semble dégager comme une douceur, une pureté éthérée… comme un paysage de fleurs caché derrière un voile de mousseline blanche. Je sens comme une tristesse mélancolique qui se dégage d’elle et j’aimerais tellement l’aider à pousser le voile pour qu’elle rejoigne les fleurs !
Parce qu’il n’y a pas beaucoup de monde et aussi parce que je veux la mettre à l’aise, je m’autorise à parler un peu de mon expérience.
_ J’ai trouvé Lucifer dans une rue il y a presque un an. Il ne devait pas avoir plus de 3 jours quand je l’ai récupéré. Avec les conseils d’un vétérinaire et beaucoup de recherches j’ai réussi à l’élever et je dois bien avouer que je suis plutôt fier de ma petite boule de poils.
J’ai toujours bien parler de Lucifer. C’est mon petit bonheur, mon soleil personnel et j’aime partager mon expérience.
_ Oh, oui pardon ! C’est vrai que j’ai toujours tendance à trop me laisser emporter quand il s’agit de Lucifer ! Alors… qu’est-ce qu’on disait… ? Ah oui ! La taille classique de lit c’est 140 par 190cm, le lit sur lequel vous étiez assise. Après comme vous vouliez un grand formas pour votre chien, je peux vous emmener voir directement à quoi ça ressemble !
D’une main, je montre la direction des lits que je veux montrer et de l’autre, je me rapproche de son épaule sans la toucher mais dans un geste protecteur que j’ai lorsque je me sens bien avec un client.
J’ai toujours été assez tactile mais je fais vraiment attention quand je travail, histoire de ne pas mettre mal a l’aise les clients qui n’aiment pas ça.
Je prends alors la direction du coin où sont exposés les plus grands lits et m’arrête à côté d’un modèle de 140 par 200cm.
_ Si la taille vous semble bien vous pouvez l’essayer si vous voulez !

Ca me fait vraiment plaisir de rendre le sourire à cette jeune femme. Certes, ces sourires sont fugaces et pâles, mais ils semblent sincères.
Elle me complimenta sur le nom de mon chat et je lui souris.
Au moins, elle prouve par là qu’elle n’est pas du genre à être religieuse et ça m’arrange un peu.
Je sers tous mes clients de la même manière mais j’ai toujours un peu plus de mal à gérer mes sentiments négatifs quand ils s’avèrent être religieux. Les mauvais souvenirs sont toujours un peu trop prompts à revenir et c’est plus difficile de ne pas se laisser submerger.
Mais là ce n’est pas le cas, je n’ai donc heureusement pas à penser à ça.
Je chasse rapidement les mauvaises pensées alors nous nous dirigeons vers les lits.
Je me sens gêné parce que je l'ai senti vraiment mal lorsque je me suis approché de trop près d’elle. Je l’ai vu pâlir et frissonner tant que j’ai presque cru qu’elle allait s’évanouir.
J’ai vraiment l’impression qu’il y a quelque chose de beaucoup plus important qu’un "simple " mal être chez elle. Je ne sais pas quoi faire, mais cette jeune fille semble vraiment terrifiée et ça m’inquiète.
Je me souviens d’une amie de la rue qui avait été dans cet état-là après avoir été agressée et… ca n’a pas bien fini.
Mais c’est toujours la même chose : qu’est-ce que je peux faire ?
Qu’est-ce que je peux faire ou dire en tant que petit vendeur de meuble pour pousser quelqu’un à se libérer d’un poids trop lourd à porter ?
Et si je me trompais ? Et si je ne faisais que mal interpréter des signes qui sont dues à sa personnalité propre ou que sais-je ?!
Je continue à sourire en la voyant essayer le lit et me contente pour l’instant de répondre à ces questions, m’accroupissant pour regarder les informations inscrites sur une étiquette.
_ Celui-ci est à 569 dollars et le sommier ajoute 125 dollars. C’est un mémoire de forme donc en général les plus recommandé pour un bon sommeil. C’est un des meilleurs rapports qualités/prix selon moi.
Je reste professionnel tout en cherchant un moyen de lui montrer que je peux faire quelque chose pour elle si elle en ressent le besoin. Juste un petit quelque chose, pour lui montrer qu’elle n’est pas seule. Mais je n’ai pas encore trouvé.
_ J’ai le même chez moi et je suis pas le seul à le trouver très confortable ! Le seul problème c’est qu’il semble parfois attirer les poils de chats un peu trop !